L’ancien bassin minier du Nord et du Pas-de-Calais, où résident 1,2 million d’habitants (20 % de la population régionale), était en grande partie consacré à l’exploitation minière jusqu’en 1990. Dans une région mono-industrielle, l’arrêt de cette activité a inévitablement plongé le territoire dans une spirale négative, avec une explosion du chômage et les problèmes socio-économiques qui l’accompagnent. Trente ans plus tard, le territoire ne semble toujours pas s’être relevé de cette transition brutale, comme le révèle une large palette d’indicateurs. Dans ce contexte territorial ravagé par la désindustrialisation, le bassin minier se présente comme un territoire d’expérimentations multiples et hétérogènes, reposant sur des synergies entre acteurs qui se développent.
Notre projet de recherche vise à la compréhension et l’intelligibilité des dynamiques en place au sein du bassin minier, à travers l’analyse d’expérimentations socioéconomiques citoyennes que nous désignons par l’expression d’« initiatives solidaires en communs » (ISC). Celles-ci partagent l’ambition de s’insérer dans une logique de transition écologique et sociale sur les territoires. Au-delà des innovations sociales qu’elles développent dans l’organisation du travail, elles s’inscrivent dans des écosystèmes innovants qui se présentent sous la forme de dispositifs qui, dans un processus de construction graduel, se croisent, s’enchevêtrent et se complètent au sein des territoires.
Dans une région où l’indicateur de santé sociale est le plus faible de France, les ISC ont tendance à mobiliser des personnes aux marges de l’emploi salarié qui au-delà des statuts, ont des modes de rémunération avec une certaine porosité (Ballon, Veyer, 2020). Nos premières investigations sur le territoire de la MEL et du Dunkerquois montrent que de nombreuses ISC se déploient : Territoire Zéro Chômeurs de Longue Durée (TZCLD), le projet Kpa-Cité, la Compagnie des Tiers Lieux, la Coopérative d’activité et d’emploi Optéos, la Coopérative de Transition écologique Tilt. En raison de leur dimension collective, ces expérimentations ne se résument pas à des organisations visant la survie économique. Elles prennent la configuration de maillages d’acteurs, de réseaux (Moore, Westley, op. cit. Degenne, Forsé, 2004) formels ou informels, incarnés au sein de lieux dans un espace-temps donné (Lussault 2017), s’appuyant ponctuellement ou structurellement sur des ressources qu’ils valorisent et font fructifier (Glon, Pecqueur, 2016), en articulant activité économique et action politique. Ces réseaux se configurent en écosystèmes de solidarité et coopération socioéconomique, développant de nouveaux rapports au travail, à la mobilisation de ressources territoriales, transformant la façon de penser les utilités sociales, questionnant la structuration des régulations économiques et sociales. Loin de rester des sujets passifs face aux crises, les acteurs coproduisent des systèmes innovants et organisent ainsi une résilience territoriale. On connait peu la manière dont la transition s’opère au sein des territoires : leur(s) organisation(s) en pratique, ni la manière par laquelle ils mobilisent des ressources territoriales, ni encore les règles spécifiques qu’ils élaborent et mettent en oeuvre. La compréhension de leur organisation, notre objectif dans cette recherche, ne peut se faire sans s’intéresser aux régulations conjointes (Reynaud 1999 ; de Terssac, 2012) et aux dynamiques institutionnelles de ces expérimentations (Laville, Sainsaulieu, 2013 ; Celle, 2020). Il s’agit aussi de contribuer à clarifier des conceptions de nouveaux modèles socio-économiques à la croisée desquelles se trouvent les ISC : économie contributive (Stiegler, Kyrou, 2016), économie de la fonctionnalité et de la coopération (www.ieefc.eu ; Gaglio et al., 2011), entreprise sociale (Defourny, Nyssens, 2017), économie des communs (Coriat, 2015 ; Dardot, Laval, 2014), économie du peer-to-peer (Bauwens, 2005).
La problématique à laquelle ce projet de recherche ambitionne de répondre est la suivante : en quoi les expérimentations, reposant sur des régulations proches de « bricolages institutionnels » , font évoluer les comportements individuels et collectifs, au sein des organisations émergentes, auprès des parties prenantes et vis-à-vis des populations et politiques territoriales ?
Nos hypothèses de recherche sont les suivantes :
1/ ces expérimentations innovent dans les arrangements qu’elles mettent en place pour construire des proximités organisationnelles et institutionnelles (Torre, Beuret, 2012), dans la manière de concevoir et d’organiser le travail et les activités, de les rétribuer en prenant en compte leur contribution aux projets développés et leurs impacts territoriaux ;
2/ elles tirent leur légitimité de ces effets sur les territoires à partir d’un impact socio-économique mais aussi de contextes socio-institutionnels qui les reconnaissent ;
3/ elles restent fragiles dans leur recherche de construction d’un modèle alternatif du fait de la prégnance de pratiques entrepreneuriales classiques et de politiques publiques qui ne considèrent, dans leur soutien, qu’une partie des dimensions de leur projet (Gianfaldoni et Gardin, 2021).
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